Icare bâtisseur et la chance du Phénix
- Par 8r-b
- Le 25/11/2019
- Dans Le Gobe-mouches
Habitants de ce bas monde,
L’une des questions que j’ai pu constater au fil des siècles est qu’en général tous les bâtiments construits, en plus d’avoir une première fonction de base, ont d’autres objectifs secondaires plus subtils. Et dans certains cas, c'est extrêmement important. Les puissants promoteurs visent avec leur immeuble à démontrer leur puissance. Ils cherchent à obtenir ainsi une preuve tangible devant tout le monde de leur pouvoir politique, économique, technique, et même religieux. Plus ils sont puissants, plus grande est leur obsession de parvenir à cet objectif et plus vif est leur plaisir de se vanter de l'atteindre. Et pour cela, ils sont entourés des meilleurs techniciens, artistes et artisans, des plus précieux matériaux et des techniques les plus avancées. Ceux-ci, de la même façon, avec une grande confiance dans la technologie, adorent défier les lois de la physique, recherchent l'innovation et aspirent à marquer un événement historique. Eh ben, vous les humains, votre comportement est compliqué à comprendre !
Nous pouvons le vérifier dans d'innombrables bâtiments, monuments et œuvres d'art à travers l'histoire. Encore plus dans une cathédrale, avec ses connotations spirituelles, c'est-à-dire le fait de souligner non seulement le pouvoir de la religion, mais aussi l'image divine sur la terre et la quête de la permanence dans le temps de l'édifice destiné à durer des siècles afin de perpétuer l'immortalité de ses auteurs. Les bâtisseurs cherchent à susciter différentes émotions telles que la surprise, l'admiration, la fierté, le ravissement devant la beauté,...
Et pour cela, tous les moyens disponibles sont utilisés à cette fin, même en essayant d’atteindre la limite tout en recherchant la nouveauté, en s’approchant jusqu’au bout du possible. Bref, une compétition avec le connu ou le possible.
Tout cela est une réflexion qui me vient à l’esprit, liée à une catastrophe qui s’est passée dans cette cathédrale il y a 480 ans et qui se produit parfois dans d’autres édifices monumentaux. Hélas, c'est une autre histoire dramatique. Malheureusement, j’insiste, l’histoire est pleine de chagrins et par contre nous trouvons peu de joies. Il reste à déterminer dans quelle mesure il s’agit d’un terrible accident ou plutôt d’une tentative infructueuse de recherche de l’impossible, de risque ou d’un défi aux lois de la physique.
Pendant la nuit du 3 au 4 mars 1539, s’est produit l’inattendu effondrement de la voûte du transept de notre cathédrale, entraînant avec elle une bonne partie des voûtes, des murs et des piliers proches, et causant de graves dommages au bâtiment. Et aussi bien sûr occasionnant un grand vacarme qui a réveillé toute la ville. Ça alors ! Ce sont mes amies les gargouilles qui me l'ont raconté car je n'étais pas encore installé en cette belle demeure. C'était la tour que l'évêque Luis de Acuña, à la fin du XVème siècle, avait ordonné de construire pour remplacer la voûte simple qui existait jusque-là. Il avait confié le projet à Jean et Simon de Cologne, qui avaient érigé une tour haute et puissante d'une grande beauté, comme le racontent les chroniqueurs. La tour devait être magnifique, fine et élancée, la fierté de tout le royaume. Bientôt, des symptômes de surcharge avaient apparu dans les piliers. La fierté de son mécène, des constructeurs et de la population en général n’a duré que 50 ans.
Pour tout le monde, c'était incompréhensible, difficile à accepter dans un bâtiment qui symbolisait le pouvoir divin sur la terre. C’était une tragédie de la taille de l'énorme trou produit dans le toit de la nef de la cathédrale. Ce bijou était perdu pour toujours.
Tout cela me rappelle un personnage célèbre de la mythologie de l'île de Crète, Icare, dont la fuite a été de courte durée. De fait, il était devenu étourdi dans son jeu, dans sa vanité, oubliant toute prudence, en dépit des avertissements de son père, Dédale, si bien qu'il s'est trop approché du soleil alors la cire avec laquelle ses ailes étaient collées a fondu et elles sont tombées. Par conséquent, Icare s'est précipité dans la mer.
Mais revenons à nos moutons. Ou plutôt à notre cathédrale, au XVIème siècle. Immédiatement, le jour même de cette maudite catastrophe, les autorités ecclésiastiques, blessées dans leur orgueil, une fois les dommages constatés, se sont retroussées les manches pour que la reconstruction commence le plus tôt possible. La honte et le châtiment d'humilité étaient trop grands.
L'évêché a sollicité les conseils des bâtisseurs les plus célèbres à l'époque, de Felipe de Vigarny, ainsi que la collaboration de Diego de Siloé et de Rodrigo Gil, et enfin, avec un projet de Juan de Vallejo, la reconstruction de la voûte du transept a commencé. Il s’agissait à nouveau d’une solution architecturale hardie. Grâce à la générosité ainsi qu'à l'enthousiasme des autorités civiles et religieuses, mais également des gens ordinaires, la construction de l'un des plus beaux trésors de la Renaissance espagnole a été érigé en quelques années. Elle s'est effectuée à un rythme frénétique, mais en mesurant prudemment chaque pas, pour s'achever officiellement en décembre 1568. Sûrement, le résultat est plus somptueux que le transept original.
En reprenant les exemples de la mythologie grecque, nous pouvons dire que, dans ce cas, le Phénix a pu renaître de ses cendres avec une plus grande splendeur. Quand Icare devient bâtisseur, c’est la chance du Phénix. L’effondrement d'une tour, un terrible malheur, a permis la réalisation d'une merveilleuse œuvre d’art.
Si nous n'avions pas subi cet accident, nous ne pourrions pas aujourd'hui profiter de notre joyau architectural. Et qui sait, je me demande, notre cathédrale serait-elle considérée comme un site du patrimoine mondial par l'UNESCO? Ce cas, pourrait-il servir d'exemple à d'autres bâtiments ayant subi des événements catastrophiques? Le Phénix pourrait-il bientôt passer par ces lieux? Et Icare, est-ce qu’il est en train de risquer sa vie actuellement quelque part dans le monde?
(8rB remercie JJA)